vendredi 19 février 2021

Kìzis - Tidibàbide / Turn [Tin Angel Records]

Qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de Kìzis ? Et qu’est ce qui a pu bien prendre à Tin Angel Records ? Quelle folie a bien pu pousser tout ce beau monde à publier, en 2021, un album de près de 3h30 ? Oui, 3h23 pour être exact. Trente-six morceaux. Pour un seul album. Car on ne parle pas ici d'une compilation ou d'une réédition gorgée d'inédits, de face-b, de démos et de morceaux live. Non, on parle là d'un album avec un grand « A », dans son acception la plus noble. Une œuvre voulue et conçue comme telle. De 3h23. Et 36 morceaux donc.

A l’heure où l’on nous explique que le taux d’écoute ne cesse de se réduire, que l’attention est en chute libre et que la si calibrée chanson de trois minutes vit sans doute ses dernières heures, la question mérite d'être posée. Avant qu'elle ne s'efface au fur et à mesure de l'écoute de ce 'Tidibàbide / Turn' proprement ahurissant.

Œuvre de Kìzis, jeune américano-amérindienne trans (américaine par sa mère, amérindienne de la tribu des Algonquins par son père), ce disque est un album aussi frappant que bouleversant, que ce soit dans sa conception, ses mélodies, ses chansons, son unité, sa facilité d'écoute ou les thèmes qu’il aborde (l'amour, la solidarité féminine, le fait d'être une femme, d'en devenir une, l'ouverture aux autres). Enregistré aux 4 coins du monde (Montréal, Londres, Berlin, Lima et Moosonee dans l’Ontario) - une gageure en 2020 et une folie de plus pour Kìzis, rempli d’invités plus ou moins célèbres (près de 70 au total, qui vont d’un simple chauffeur de taxi rencontré à Montréal à Owen Pallett), 'Tidibàbide / Turn' est un disque protéiforme, chapitré et construit autour des quatre parties du morceau Sister Flower (les quatre déclinaisons comptant pour 50mns du total). Chanté aussi bien en anglais qu'en algonquin, il balaie tout un pan de la musique (actuelle ou non), passant du folk shamanique au trip-hop, de la pop au spoken-word, de la techno au r'n'b, des chants traditionnels au jazz ou à l'electro-pop, que Kìzis mêle de voix célestes, de violons qui volettent comme du néo-classique, et d'arrangements soyeux - quand ils ne sont pas bricolés.

Alors oui, tout n'est pas impeccable sur 'Tidibàbide / Turn'. Il y a quelques morceaux si ce n’est moins inspirés, disons moins marquants - notamment au coeur de l'album. C'est légitime. Logique. Et même implacable : comment voulez-vous tenir le niveau pendant 3h23 ? C'est impossible. Et pourtant, Kìzis tient son cap comme personne, fait passer les titres plus faibles pour des respirations et arrive à embarquer l’auditeur dans sa folle aventure. Le voyage est tel qu’on se prend à imaginer une version visuelle de 'Tidibàbide / Turn' où Kizis déambulerait pendant 3h23 d’un long plan séquence, au son de ses chansons et de ses mélodies, rencontrant tous les intervenants du disque (et bien d’autres), tour à tour, dans une grande balade surréaliste et euphorisée, sans doute expérimentale mais qui n’en resterait pas moins, à l’image de sa musique, très accessible et jamais ennuyeuse.

Car c'est cela qui impressionne le plus sur 'Tidibàbide / Turn'. La plupart des albums de ce type sont souvent trop jusqu'au boutiste dans leur son ou leur ambition pour passionner tout un chacun. Ici, du chant traditionnel Dawemà qui ouvre la danse à Nika qui éteint les lumières 203 minutes plus tard, tout découle facilement. Kìzis balade son monde à coups de piano, de violoncelle, d’alto, de cuivres, de guitares, de saxophones, de boites à rythme et autres éléments plus synthétiques et électroniques, enivre par sa singularité, charme par la vivacité de ses chansons et de ses mélodies et épate par l'homogénéité de sa création.

Reste une grande question : qui aura le temps d'écouter ce disque ? De prime abord, personne. Pourtant, il faudrait. Et il va falloir. Car, rappelons le, on a toujours le temps, il suffit juste de vouloir le prendre et de se l’octroyer. 'Tidibàbide / Turn' et Kìzis méritent qu’on fasse ce choix ; des albums obsédants et aussi ouverts sur le monde et les autres ne courent pas les rues. Et celui-ci est de cet acabit là. Un projet comme ça ne devrait pas tenir une seconde la distance. Devrait se ramasser en route. Et s'écrouler sous le poids de son ambition démesurée. Et puis non. Pas ici. Pas maintenant. 'Tidibàbide / Turn' est un disque monstre. Un disque monde. Un miracle. (Sortie : 12 février 2021)

Plus :
'Tidibàbide / Turn' de Kìzis est en écoute sur le bandcamp de Tin Angel Records
'Tidibàbide / Turn' de Kìzis est à l'achat sur le bandcamp de Tin Angel Records
'Tidibàbide / Turn' de Kìzis est en écoute également sur Spotify et Deezer
A lire, le très bon papier de The Quietus sur 'Tidibàbide / Turn' de Kìzis


Exceptionnellement, quatre morceaux en écoute de ce 'Tidibàbide / Turn' de Kìzis (à la sélection réduite, tous ne pouvant être partagés ici). Ouvrons le bal avec Kiss For The Valley (en écoute dans les playlists Spotify, Deezer et Youtube), sorte de grande messe folk pleine de chœurs. Enchainons avec Redbody, superbe chanson d'electro-pop aux violons enivrants. Continuons avec le rêveur et magnifique Tebwewin. Et finissons avec le très dance In Our House :

Difficile d'extraire, si ce n'est un single, au moins une chanson de cet album dantesque. Tin Angel Records et Kìzis ont opté pour Amanda, placé en 15è position de 'Tidibàbide / Turn'. Difficile de leur donner tort :

 

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